Agatif | Relazione francese del dott. Dubois-Verdier – Torino 16/10/2015
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Relazione francese del dott. Dubois-Verdier – Torino 16/10/2015

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Relazione francese del dott. Dubois-Verdier – Torino 16/10/2015

L’istruttoria nel processo amministrativo e l’accesso al fatto da parte del giudice.

L’INSTRUCTION DANS LA PROCEDURE JURIDICTIONNELLE ADMINISTRATIVE ET L’ACCES DU JUGE AUX FAITS

Par Jean-Michel DUBOIS-VERDIER

Président de tribunal administratif honoraire

 

INTRODUCTION

Care colleghe e cari colleghi,

Liebe Kolleginnen und Kollegen,

Chères (chers) collègues,

 

 

Raymond Odent, l’une des grandes figures du contentieux administratif en France, parlait, dans son célèbre cours, de l’instruction comme un « processus qui est en grande partie actionné par le juge lui-même»[1]. Une telle approche met bien en avant le rôle fondamental du juge administratif dans l’instruction.

 

Initialement, c’est le Conseil d’Etat français lui-même, dans sa jurisprudence, qui a fixé les règles gouvernant l’instruction. Ce n’est pas étonnant si l’on songe que l’ensemble du droit administratif français a été à l’origine une création « prétorienne », c’est-à-dire une création du juge. Et concernant l’accès du juge aux faits, comment ne pas évoquer deux grands arrêts du Conseil d’Etat, que tous les étudiants en droit connaissent en France, les arrêts Gomel (1914) et Camino (14 janvier 1916), par lesquels le Conseil d’Etat s’est reconnu le pouvoir de contrôler la qualification des faits puis la matérialité des faits. Mais en ce qui concerne les pouvoirs d’instruction, c’est l’arrêt Barel, du 28 mai 1954, qui est l’arrêt fondateur[2]. Dans cette affaire, le Conseil précise les pouvoirs d’instruction du juge administratif. Les requérants se prévalaient à l’appui de leurs allégations de présomptions sérieuses, à savoir que leurs candidatures à la prestigieuse E.N.A. (Ecole Nationale d’Administration) avaient été écartées uniquement en raison de leurs opinions politiques, et plus précisément de leur appartenance au parti communiste, mais sans apporter aucune preuve. Le Conseil d’Etat a alors exigé de l’administration qu’elle produisît tous documents permettant d’établir la conviction du juge et notamment des dossiers sur la candidature de chacun des requérants. L’administration refusa de déférer à cette demande. La Haute Assemblée en déduisit que les allégations des requérants, selon laquelle ils avaient été écartés en raison de leurs seules opinions politiques, devait être regardées comme établies.

Dans cet arrêt Barel, le Conseil d’Etat français proclame, par voie jurisprudentielle, que la procédure devant les juridictions administratives et plus particulièrement la procédure d’instruction est une procédure inquisitoire, c’est-à-dire qu’elle donne l’essentiel du pouvoir d’instruction au juge, contrairement à la procédure civile, qui est de type accusatoire, c’est-à-dire à l’initiative des parties au litige, et semblablement au contraire à la procédure pénale française, qu’on dira traditionnellement de type inquisitorial.

Toutefois, le droit administratif français a fortement évolué depuis l’arrêt Barel (1954). Il est devenu beaucoup moins jurisprudentiel : il a connu un important processus de codification, c’est-à-dire que les lois et règlements  se sont multipliés et ont été regroupés et systématisés dans des codes qui constituent désormais le fondement du droit applicable. C’est ainsi qu’en 1987, un code est venu régler l’activité contentieuse des juridictions administratives françaises, qui a pris le nom en 2001 de « code de justice administrative »[3]. Tout une partie de ce code de justice administrative est consacré à la procédure d’instruction. [4]

L’avantage de la codification est indéniable : le juge a désormais à sa disposition de nombreux moyens d’instruction, dont le justiciable et l’administration peuvent prendre facilement connaissance. Mais la codification, en définissant des procédures strictes, enserre aussi le juge dans des contraintes nouvelles.

Il résulte de cette évolution historique le juge administratif français, afin de rechercher les faits, dispose aujourd’hui de pouvoirs d’investigation de plus en plus larges, dont il use dans le cadre d’une procédure inquisitoriale. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Ces pouvoirs d’investigation sont-ils suffisants ? Ne comportent-ils pas des limites ? C’est ce que nous verrons dans une deuxième partie.

 

I Des pouvoirs d’investigation de plus en plus larges dans le cadre d’une procédure inquisitoriale.

Avec l’inscription dans le code de ces pouvoirs et les nombreuses modifications qui y sont sans cesse apportées, on peut dire qu’il y a un mouvement constant d’élargissement et de diversification des pouvoirs d’investigation du juge administratif français (A). Ces pouvoirs s’inscrivent dans le cadre d’une procédure inquisitoriale, selon les règles dégagées par l’arrêt Barel de 1954 (B).

  1. Des pouvoirs d’investigation de plus en plus larges

On peut distinguer les pouvoirs traditionnels des pouvoirs nouveaux.

1°) Les pouvoirs d’investigation traditionnels :

  1. L’expertise : on a là un moyen d’investigation très largement utilisé par le juge administratif français et depuis fort longtemps. C’est vraiment la mesure d’instruction la plus souvent utilisée par le juge pour établir les faits d’une espèce.

Il y a deux types de mesures d’expertise. L’expertise peut être ordonnée par la formation collégiale de jugement, lorsque celle-ci, après avoir instruit l’affaire, estime qu’il faut déterminer complètement des éléments de fait pour la résolution d’un litige : le plus souvent, l’expertise a pour objet de statuer sur des éléments techniques, que le juge est dans l’incapacité de déterminer lui-même. Soit il s’agit de déterminer la cause d’un phénomène, souvent ce sera la cause d’un dommage, soit de décrire son étendue et ses conséquences.  C’est un jugement avant dire droit, émanant de la formation collégiale, qui va ordonner l’expertise. Les juges en général, décident proprio motu l’expertise, quand ils estiment que l’instruction du dossier ne permet pas de réunir tous les éléments de fait.

Mais une mesure d’expertise peut être aussi obtenue à l’initiative d’une partie par une autre voie, celle qui consiste à saisir le juge des référés (qui est un juge unique). Cette expertise en référé peut être obtenue très facilement, car le code de justice administrative impose peu de conditions. La condition essentielle c’est que la mesure soit utile. Il n’y a aucune limite quant au domaine dans lequel elle peut être ordonnée. Il n’est pas besoin d’une décision administrative préalable. Aussi les parties demandent souvent cette expertise, souvent avant même d’engager une instance au fond, pour obtenir du juge administratif que soient recueillis des éléments de fait qu’elles ne pourraient réunir par elles-mêmes. Un des exemples les plus fréquents est celui d’un dommage subi par un patient dans un hôpital public[5] afin de déterminer si le dommage subi par une victime est dû à une faute dans l’acte médical ou dans les soins qui ont été prodigués.

En volume d’activité, les expertises constituent une part considérable de l’activité des tribunaux administratifs en France. Elles interviennent dans les domaines les plus variés. En général, elles interviennent plutôt dans le contentieux de pleine juridiction (marchés publics, responsabilité de l’administration, notamment expertises médicales), mais elles peuvent aussi intervenir, dans des proportions moins fréquentes, dans le contentieux de l’excès de pouvoir.

On peut  évoquer aussi la procédure de constat[6] : C’est une mesure assez semblable à l’expertise, mais qui se limite à la seule constatation de faits qui peuvent donner lieu ensuite à un litige devant le tribunal administratif. Le constat permet de décrire très rapidement la situation exacte de ces immeubles à un moment donné.  C’est une procédure très simple, très employée devant les tribunaux administratifs français et qui peut donner lieu à un nombre considérable de dossiers (il peut arriver qu’il y ait plusieurs centaines d’affaires du même type). L’exemple classique, c’est lorsque des travaux publics causent des dommages à des immeubles. C’est le cas pour la construction de lignes de trams dans les villes.

L’expertise, comme le constat, consistent à confier l’investigation des tiers à un tiers, parce que le juge n’est pas en état de les mener lui-même.

  1. La visite des lieux par les magistrats : cette procédure consiste dans le déplacement d’un ou plusieurs membres d’une formation de jugement pour faire les constatations de fait nécessaires ou entendre toute personne à cette fin. Cette procédure est très utilisée dans certains contentieux comme le contentieux de l’urbanisme, où bien souvent la seule lecture des plans et documents fournis par les parties ne permet pas au juge de forger sa conviction sur la réalité des choses.

2° Les nouveaux pouvoirs d’instruction :

Il y en a beaucoup et je ne les évoquerai pas tous.

 

 

  1. L’enquête :

Elle porte, selon le code, sur les faits dont la constatation paraît utile à l’instruction de l’affaire (R 623-1). Le code de justice administrative la détaille minutieusement. Ce peut être soit une enquête à la barre (lors d’une audience publique au tribunal), soit in situ, sur les lieux. Elle est, je dois dire, et d’après mon expérience, encore peu utilisée devant les tribunaux administratifs en France. Par contre, le Conseil d’Etat y a eu recours plusieurs fois ces dernières années, en 2003, 2006, 2009 et 2013.

Ce qui est intéressant dans cette procédure, c’est qu’elle prévoit expressément la possibilité de recourir à des témoignages, chose assez inhabituelle pour la juridiction administrative française, qui a traditionnellement pour règle de s’en tenir aux seuls documents écrits. Ainsi, les parties à une instance ont la possibilité de présenter leurs témoins. Et la formation de jugement peut entendre toute personne dont l’audition peut être utile à la manifestation de la vérité, selon l’expression consacrée[7].

  1. L’amicus curiae,[8]

A l’origine notion de droit romain, l’Amicus curiae est une « notion de droit interne anglo-américain désignant la faculté attribuée à une personnalité ou à un organe non-partie à une procédure judiciaire de donner des informations de nature à éclairer le tribunal sur des questions de fait ou de droit »[] (Wikipedia).[9]

Introduit en 2010 [10] dans le contentieux administratif français par un décret[11] , la procédure est bien spécifique à la juridiction administrative française. Elle consiste en la consultation d’un sage. Cela permet aux juridictions d’ouvrir l’instruction de certaines affaires à des personnalités qui ne sont ni magistrats ni experts, tels par exemple des professeurs de droit, des philosophes ou des biologistes pour recueillir leurs réactions dans des affaires liées à la personne ou à l’éthique. Aucune rémunération n’est prévue…  Le Conseil d’Etat français y a eu recours 2 fois : une première fois dans une affaire qui soulevait une question de droit international public, pour laquelle la Haute assemblée a consulté M. Gilbert Guillaume, ancien président de la Cour internationale de justice ; une seconde fois lors de l’affaire Lambert pour l’application de la loi Leonetti (affaire qui est l’équivalent français des affaires Eluana Englaro ou Terry Schiavo en Italie) pour laquelle ont été consultés l’Académie nationale de médecine, le comité consultatif national d’éthique le conseil national de l’ordre des médecins ainsi que M. Jean Leonetti (médecin cardiologue de formation toujours en exercice, homme politique français, principalement connu pour avoir donné son nom à la loi Leonetti du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie) afin qu’ils présentent leurs observations de nature à éclairer utilement la Haute Assemblée sur les notions d’obstination déraisonnable et de maintien artificiel de la vie.

  1. l’instruction dans le cadre du référé :

J’ai déjà au cours de cette intervention parlé du rôle du juge des référés en matière d’instruction, au niveau de la procédure d’expertise et de constat. Je voudrais ici signaler un rôle du juge des référés moins souvent mis en évidence mais qui est extrêmement important pour recueillir des éléments de fait ou des éléments de preuve fondamentaux pour l’instruction. Par exemple, dans le cadre de la procédure de « référé suspension », qui vise à la suspension d’un acte administratif, le tribunal administratif ouvre deux dossiers : le dossier de référé, qui est jugé en urgence, et le dossier de fond, qui est un dossier classique de recours en annulation. Lorsque le juge tient une audience dans le cadre d’un référé suspension, il est autorisé à recueillir des observations orales, contrairement aux dossiers de fond où la procédure est exclusivement écrite. Le juge des référés peut être amené à l poser de nombreuses questions, entendre des déclarations, recueillir des avis voire des témoignages, et recevoir des pièces fondamentales pour l’instruction de l’affaire. Dans ce cadre, le juge des référés peut jouer ainsi un rôle fondamental dans l’instruction d’un dossier en recueillant des éléments de fait qui ne figureraient pas dans un dossier ordinaire[12].

Il faut aussi évoquer une autre procédure de référé, celle fondée sur l’article L 521-3 du code de justice administrative, qui permet de présenter une requête, en cas d’urgence, pour que le juge des référés ordonne toutes autres mesures utiles sans faire obstacle à l’exécution d’aucune décision administrative.

  1. B) une procédure inquisitoriale :

Ce qu’il est très important de comprendre, c’est que les mesures que je viens d’évoquer ci-dessus sont décidées par le juge, ou comme on dit, de façon juridique, elles relèvent du seul office du juge. Le juge peut les décider proprio motu, c’est-à-dire sans qu’aucune partie ne les aient demandées. C’est le cas lorsque la formation collégiale de jugement, au cours d’une séance d’instruction, se rend compte qu’il manque un élément de fait essentiel pour la solution du litige. On rend alors un jugement, dit jugement avant dire droit, ou pour rentrer dans les raffinements de la technique juridique, un jugement avant plus amplement dire droit pour ordonner une expertise, par exemple, ou une enquête. L’instruction est alors réouverte et les parties ont la possibilité de s’exprimer sur tout élément nouveau qui peut survenir à la suite du supplément d’instruction. Ainsi, lorsqu’un rapport d’expertise est terminé, le rapport est communiqué aux parties pour qu’elles puissent présenter leurs observations.

Les pouvoirs d’investigation peuvent naturellement être aussi mis en œuvre à la demande d’une ou de plusieurs parties à un litige. C’est le cas, on l’a vu, lorsqu’une expertise est demandée par une requête en référé. Toutefois, le juge n’est jamais tenu d’accéder à la demande des parties. Ainsi, si une mesure d’expertise peut être très facilement obtenue en référé, dans la mesure où la seule condition est qu’elle soit utile, il peut arriver, et cela est fréquent, que le juge rejette une telle demande. En ce sens, la procédure devant le juge administratif français est bien une procédure inquisitoriale. C’est le juge et lui seul qui détermine les conditions de son intervention dans la recherche des faits.

Lorsqu’on parle de procédure d’instruction à caractère inquisitorial, on peut se poser la question de savoir quel juge exactement exerce ainsi les pouvoirs d’investigation : est-ce un juge unique [13] (ou est-ce un collège, c’est-à-dire une chambre au sein du tribunal ?

En principe, au sein de la juridiction administrative française, les mesures d’instruction destinées à une investigation des faits sont décidées par une formation collégiale, c’est-à-dire par une chambre au sein du tribunal après qu’un débat intervienne entre les magistrats composant la formation de jugement. Mais ces pouvoirs d’investigation peuvent être mis en œuvre par un juge statuant seul, soit parce que, comme on l’a vu, celui-ci agit comme juge des référés, soit parce qu’il statue dans des matières que le code de justice administrative confie à la compétence d’un seul juge et non d’une formation collégiale. Je donnerai un seul exemple : dans la matière des bâtiments menaçant ruine[14], le code donne expressément compétence à un juge statuant seul pour statuer et ordonner les mesures d’expertise.

Dans tous les cas où un juge doit statuer seul, le code de justice administrative exige un certain grade dans la hiérarchie ou une certaine ancienneté. Ainsi, les référés ne peuvent être décidés que par un magistrat ayant le grade de président ou ayant une ancienneté minimale de deux ans, pourvu qu’ils aient atteint le grade de premier conseiller.

Quant aux investigations qui peuvent être menées dans le cadre de mesures d’instruction ordinaires, ainsi la demande adressée à une partie pour produire un document jugé utile à la solution d’un litige, elles sont en général ordonnées par le conseiller rapporteur en charge du dossier.

Au total, on voit que le juge administratif français dispose de pouvoirs d’investigation de plus en plus étendus, qui sont exercés dans le cadre d’une procédure inquisitoriale qui donne un pouvoir prépondérant au juge. Ce système qui paraît rodé, mais en même temps toujours en voie de perfectionnement, est-il satisfaisant ? Permet-il toujours au juge d’accéder aux faits et de permettre la manifestation de la vérité devant nos juridictions administratives françaises ?

 

 

II Les limites aux pouvoirs d’investigation du juge

Je distinguerai deux sortes de limites : d’une part, des limites tenant à la manière dont le juge exerce son office (A), et d’autre part, des limites qui s’imposent au juge (B).

  1. A) Les limites tenant à la manière dont le juge exerce son office

1°) La limitation de la durée de l’instruction

Il peut arriver que le juge administratif décide de ne pas soumettre une requête à l’instruction. C’est ce qu’on appelle la procédure de tri des requêtes.

 

Il faut bien noter que ces procédures de tri permettent au juge de rejeter sans instruction une requête non seulement parce qu’elle est irrecevable ou que la juridiction saisie est incompétente, mais aussi parce qu’un rapide examen montre qu’elle n’a aucune chance d’aboutir au fond. Il y a là un pouvoir exorbitant du juge pour apprécier les faits, du moins tels qu’ils apparaissent, ab initio, dans la requête. Bien souvent, le juge rejette de cette manière une requête qu’il estime trop imprécise. Aussi, ces pouvoirs ne sont-ils confiés par le code qu’aux magistrats ayant le grade de président ou, dans le cas des référés, aux magistrats ayant une certaine ancienneté[15].

En outre, il faut évoquer aussi la fin anticipée du processus d’instruction,  avant que l’affaire soit appelée à une audience. Le processus d’instruction se termine en effet par un acte que l’on appelle la clôture d’instruction. Celle-ci peut intervenir de façon anticipée, à une date déterminée, fixée par une ordonnance. C’est une pratique devenue courante dans les tribunaux administratifs aujourd’hui, destinée à éviter qu’une affaire ne donne lieu à l’échange d’un trop grand nombre de mémoires et gonfle de façon excessive le dossier.

Un  tel système a pour effet d’enfermer les parties dans un délai limité pour produire devant le juge les éléments de fait qui peuvent soutenir leurs allégations.

Bien entendu, il est toujours possible pour les parties de demander au juge de réouvrir l’instruction. Mais il faut alors qu’elles ont été dans l’impossibilité de produire tel ou tel élément avant la clôture.

2° La pratique de l’instruction :

J’ai dit et redit que la procédure d’instruction devant la juridiction administrative a un caractère inquisitoire. En principe, le demandeur n’a pas la charge de la preuve mais doit seulement se montrer précis et réunir, à l’appui de ses allégations, tous les moyens de preuve dont il peut disposer. La règle est qu’il faut apporter au juge des éléments sérieux, des présomptions, c’est-à-dire en gros une argumentation sérieuse et vraisemblable pour l’amener à douter sur le bien fondé de l’attitude de la puissance publique dans une affaire[16]. Toutefois, cette règle s’applique surtout dans le contentieux de l’excès de pouvoir, où il s’agit d’apprécier la légalité d’un acte administratif. Dans le contentieux de pleine juridiction, qui est le plus souvent  un contentieux de l’indemnité, la règle est que le demandeur  a la charge de la preuve devant le juge[17], sous réserve il est vrai, de certains cas où la charge de la preuve incombe au contraire à l’administration[18]. Incontestablement, cette charge de la preuve sur le demandeur, qui est le plus souvent devant le juge administratif une personne privée et qui a plus de difficulté à réunir des preuves, avantage l’administration, crée un déséquilibre entre les personnes privées et les personnes publiques. Même quant la charge de la preuve incombe à l’administration, celle-ci est presque toujours capable de fournir au juge des éléments de preuve qui viennent fortifier sa position. On le voit bien dans le contentieux fiscal.[19]

En outre, et même dans le contentieux de l’excès de pouvoir, la pratique, pour ne pas dire la dérive d’un juge aujourd’hui amené à traiter un nombre considérable de dossiers, d’une complexité extrême, est qu’il constate que « si le requérant allègue certains faits, il ne les établit pas », autrement dit il n’en apporte pas la preuve. C’est en particulier le cas dans les dossiers d’urbanisme.

  1. Les limites qui s’imposent au juge

1° La fiabilité des documents produits par les parties

La fiabilité des documents produits par les parties, surtout privées, peut poser problème. Que se passe-t-il quand une partie produit un faux devant le juge administratif ? Il existe une procédure « d’inscription de faux », qui permet à une partie de contester une pièce produite (article R 633-1 du code de justice administrative). Il s’agit d’une procédure de droit civil, ancienne, puisqu’elle remonte à 1806, mais elle est extrêmement lourde et périlleuse pour la partie qui demande sa mise en œuvre. Elle implique de saisir la juridiction civile. Elle n’est pratiquement pas employée par les juridictions administratives. En effet, le Conseil d’Etat français  a jugé qu’elle était sans effet sur les actes et documents administratifs : les actes administratifs ne font foi que jusqu’à preuve du contraire, sauf s’il y a une loi qui en décide autrement[20]. Dans le cas d’un acte ou document administratif dont une partie soutient qu’elle est un faux, le juge administratif  se prononce lui-même sur la validité de cet acte.

Les documents administratifs produits par l’administration sont en général fiables. Mais des problèmes peuvent apparaître, par exemple, comme l’authenticité d’une signature apposée sur un document public ou sur l’exactitude des mentions portées sur une délibération d’un conseil municipal. En ce qui concerne les documents administratifs qui font l’objet d’un affichage en mairie, c’est le maire lui-même qui délivre un certificat quant à la date d’affichage, bel exemple de preuve à soi-même. La fiabilité des documents postaux relatifs à l’acheminement du courrier est souvent mise en doute par les requérants dans le contentieux du permis de conduire à points, mais il appartient à la partie qui met en doute la fiabilité d’un tel document d’apporter une preuve de l’inexactitude des mentions portées sur ce document

2° Le secret

Dans l’investigation des  dossiers, le juge administratif peut se heurter à plusieurs types de secret qui lui sont opposés par l’administration : secret médical, secret défense, de la sûreté de l’Etat et de la sécurité publique, secret de l’instruction au pénal.

Je vais me limiter au secret défense.

Le secret défense est un secret qui est opposé par l’administration à l’autre partie et au juge. En France, le secret défense est prévu par l’article L. 413-9 du code pénal qui le définit de façon très large : « Présentent un caractère de secret de la Défense nationale… les renseignements, procédés, objets, documents, données informatiques ou fichiers intéressant la Défense nationale qui ont fait l’objet de mesures de protection destinées à restreindre leur diffusion » et peu précise, puisque « peuvent faire l’objet de telles mesures les renseignements, procédés, objets, documents, données informatiques de fichiers dont la divulgation est de nature à nuire à la Défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d’un secret de la Défense nationale », assez proche selon le Conseil d’État, en termes de définition et de statut du « secret diplomatique».

Le secret défense intervient dans de nombreux domaines, dans le domaine de la Défense bien sûr, mais aussi dans les rapports entre l’État et les citoyens, dans les enquêtes publiques, contrats ou transactions techniques, commerciales ou de recherche pour des sujets concernant la Défense et parfois la sécurité civile ou encore dans des domaines tels que le nucléaire[21].

Ce secret est susceptible d’interdire tout contrôle du juge. Il est d’ailleurs invoqué très fréquemment devant les juridictions. Le secret Défense a un poids beaucoup plus important que le secret médical que je n’ai fait qu’évoquer. Il est de nature à faire obstacle au déroulement de procédures juridictionnelles basées sur le principe du contradictoire.

Même si ce sont les cas devant le juge judiciaire qui suscitent le plus l’attention des medias, la juridiction administrative a l’occasion d’être confrontée au secret de la défense nationale. Cela arrive notamment dans le contentieux des étrangers.

Le législateur est intervenu en la matière, en créant une « Commission consultative du secret de la Défense  nationale » « autorité administrative indépendante », chargée de donner un avis sur le déclassement et la communication d’informations secrètes en application des dispositions de l’article 413-9 du code pénal.

Le déclassement d’un document classé secret, ou sa communication au juge, relèvent donc désormais d’une procédure prévue par la loi [22]. Ainsi, une juridiction administrative, dans le cadre d’une procédure engagée devant elle, peut demander à l’administration chargée du secret (le ministre de la défense) le déclassement et la communication d’informations, protégées au titre du secret de la Défense nationale,. La demande du juge doit être motivée. Dans ce cas, le ministre doit saisir sans délai la Commission consultative du secret de la Défense nationale[]. C’est le président de la Commission consultative du secret de la défense nationale qui dispose du pouvoir de mener les investigations utiles. La commission émet un avis dans les deux mois : favorable, favorable à un déclassement partiel ou défavorable.[] La commission est un organe purement consultatif, mais dans la pratique, il semble que ses avis sont en majorité suivis.

On voit dans cette procédure que le secret défense constitue une sérieuse limite aux pouvoirs d’investigation du juge.

3°) La procédure contradictoire :  

J’ai parlé tout au long de cet exposé de la « procédure inquisitoriale », ainsi dénommée parce que le juge administratif, se comportant en quelque sorte en Grand Inquisiteur, mène en grande partie la procédure dans le but de procéder à l’investigation des faits. Mais parmi les règles fondamentales rappelées avec insistance de plus en plus par la jurisprudence du Conseil d’Etat en ce qui concerne l’instruction, c’est que le juge doit respecter la procédure contradictoire. On reconnaîtra sur ce point notamment l’influence de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. L’article 6 de cette convention stipule : Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [23]. Mais il faut dire aussi que le principe du contradictoire constitue le principe cardinal de la procédure civile, pénale et administrative en France. Il est d’ailleurs consacré par le Conseil constitutionnel.

Le juge est soumis au respect du principe du contradictoire, par exemple lorsqu’une partie communique avec un mémoire un élément de fait nouveau, l’autre partie doit avoir la possibilité de s’exprimer sur cette production.

Le caractère contradictoire de la procédure permet de s’assurer de la préservation des droits de chaque partie. Son non-respect est d’ailleurs sévèrement sanctionné : ainsi, le juge de première instance peut être sanctionné par le juge d’appel ou le juge de cassation pour avoir statué sur un élément produit par exemple par l’administration dans un mémoire en défense sans que le requérant ait eu la possibilité de répliquer.

Si l’instruction dans la procédure française a un caractère inquisitoire et est menée par le juge, la nécessité du respect de la procédure contradictoire restitue un rôle important aux parties.

CONCLUSION

 

Quel regard porter sur les pouvoirs d’instruction du juge administratif français au terme de cette étude ? Ils se sont développés dans un contexte historique donné. Face à une puissante administration d’origine napoléonienne (et non garibaldienne !) est apparu progressivement un juge dit administratif, qui paradoxalement est né au sein de cette administration, mais qui s’en est émancipé pour la contraindre au respect du droit et assurer la protection des citoyens contre l’arbitraire. A cette fin, le juge administratif a posé le principe d’une procédure de type inquisitoire, dans laquelle il dirige l’instruction. Aujourd’hui, devant la complexité et la technicité croissante de la société de la fin du XXème siècle et du début du XXIème, le juge administratif français se dote de techniques d’instruction toujours plus diversifiées. Il est sollicité afin de rechercher la vérité et la transparence par les citoyens et leurs avocats , de plus en plus impatients de faire valoir des droits de plus en plus étendus vis à vis d’une administration, dont l’autorité est de plus en plus contestée. Il reste, comme on l’a vu, que ces pouvoirs d’instruction trouvent certaines limites, qui tiennent soit à la nécessité de respecter la sphère privée des citoyens, la privacy, soit à la difficulté d’accéder aux divers secrets opposés par la puissance d’Etat, qui sont en quelque sorte le noyau dur de la puissance publique. C’est à ces points précis d’articulation qui sont aujourd’hui le lieu des litiges et des conflits de société que le juge administratif doit appliquer et adapter sa dialectique traditionnelle, qui consiste à concilier la protection des droits et la défense de l’intérêt général, ce qu’il fait avec le très grand pragmatisme qui l’a toujours caractérisé.

[1] processus qui est en grande partie actionné par le juge lui-même, certes initié par une partie, avec une requête, mais dans lequel  le demandeur, ensuite,  peut ne prendre plus aucune initiative, entre l’introduction de la requête et le jugement définitif.

[2] Rappelons les faits de cette espèce (di questa fattispecie) : Un ministre refuse cinq candidatures au concours d’entrée de la prestigieuse « Ecole nationale d’administration » (E.N.A.). Quelques jours plus tard, la presse publie un communiqué d’après lequel un membre du cabinet du ministre a déclaré que le gouvernement ne voulait accepter aucun candidat communiste à l’E.N.A. Les cinq intéressés saisissent le Conseil d’État d’un recours en annulation, en soutenant que l’autorisation de concourir leur a été refusée uniquement en raison de leurs opinions politiques. Le juge administratif français considérait traditionnellement que des candidats, même s’ils remplissaient les conditions législatives et réglementaires, n’avaient pas un droit à concourir, et qu’il appartenait au ministre d’écarter, dans l’intérêt du service, ceux qu’il estimait incapables de remplir la fonction. Par l’arrêt Barel, le Conseil d’État a jugé que le ministre ne sans méconnaître le principe de l’égalité d’accès de tous les Français aux emplois et fonctions publics, écarter quelqu’un de la liste des candidats en se fondant exclusivement sur ses opinions politiques.

 

[3] La disciplina non puo essere definita come lacunosa, come in Italia. La disciplina non puo essere definita come lacunosa, come in Italia.

 

[4] le Livre VI.

[5] Je rappelle qu’en France, les juridictions administratives sont compétentes pour connaître des recours en indemnité en raison des actes médicaux intervenus dans des hôpitaux publics.

[6] Article R. 531-1 du code de justice administrative

[7] Il est établi un procès-verbal d’audition de témoins lesquels peuvent être indemnisés s’ils le demandent.

 

[8] soit l’ami de la cour, ossia l’amico della Corte, oder der Freund des Gerichts.

[9] Aux USA, l’Amicus curiae est désormais utilisé de manière systématique par des groupements d’intérêts pour donner leur avis sur une question en litige. Cette évolution, apparue devant la Cour suprême des États-Unis, se retrouve devant les mécanismes internationaux de règlement des différends sous l’impulsion des acteurs de la société civile dont l’ambition n’est pas de se mettre au service du tribunal, mais de s’imposer comme un nouvel acteur de la procédure.

 

[10] Source : code de justice administrative commenté par Daniel Chabanol, édition « Le Moniteur »

[11] Décret n°2010-164 du 22 février 2010

[12] Il y a néanmoins un problème de liaison entre le dossier de référé ainsi constitué et le dossier de fond, le code ne prévoyant pas la jonction systématique du dossier de référé et de fond et le versement systématique dans le dossier de fond des pièces produites en référé.

[13] giudice monocratico, Einzelrichter ?

[14] immobili pericolanti, aufbau bedrrohlichen Ruine ?

[15] Ancienneté requise de deux ans. En outre, il faut avoir atteint le grade de premier conseiller.

[16] Par exemple, un étranger qui sollicite un titre de séjour en France en faisant état de qui l’ont obligé à quitter son pays d’origine, peut se limiter à présenter au juge une argumentation écrite cohérente pour rendre son récit vraisemblable, sans avoir nécessairement à produire des preuves que bien souvent il n’a pas.

[17] Actori incumbit probatio

[18] C’est le cas du contentieux des travaux publics ou dans certains cas du contentieux fiscal.

[19] Pour remédier à ce déséquilibre entre les parties privées et les parties publiques quant à la production de documents administratifs, le législateur a introduit en droit français, depuis déjà assez longtemps puisque cela remonte à 1979, une procédure relative à la communication de documents administratifs.

 

 

[20] Voir CE 2 février 2010 Tremoule.

 

[21] Des enjeux nouveaux de protection de la vie privée et du droit à l’information et à l’expression sont apparus avec les nouveaux moyens de surveillance, collecte et analyse d’information. Ces enjeux ont pris encore plus d’importance dans les années 2000 à la suite d’une large diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication et de l’Internet. De nombreuses questions éthiques restent posées pour l’exploitation des fichiers informatiques contenant des données personnelles, la motivation des actes administratifs, et la transparence de certaines transactions ou concernant le patrimoine des élus et hauts fonctionnaires.

 

[22] Articles L 2312-4 et suivants du code de la défense.

[23] (Ogni persona ha diritto a che la sua causa sia esaminata equamente) (Recht auf ein faires Verfahren).